Entretiens Bernard Noël – 1994

Bernard Noël Pourrais-tu te contenter de la couleur ?

Jacques Vimard Oui, mais il s’agit de la couleur faite, pas de celle qui sort du tube brut. Celle que j’aime c’est celle que je vais chercher, que je fabrique.

B.N Tu ne fabriques pas ta couleur comme le faisaient les anciens peintres.

J.V Non, mais je fais des mélanges, qui sont les miens, et faire cette crème est très important pour moi. J’aime les couleurs fausses mais justes à la limite, celles qu’on ne trouve pas dans la nature, et qui pourtant sont vraisemblables.
Une toile est réussie quand elle est vraisemblable.

B.N Par rapport à quoi ?

J.V
Faire exister un tableau avec des couleurs inventées, c’est possible et c’est magique…

B.N S’agit-il d’une couleur-espace ?

J.V Tu parles de l’air de la peinture, c’est tout à fait ça pour moi… Quand je commence un tableau, j’essaie d’annuler ce qu’il y a eu avant. …Faire le vide et se tenir devant, c’est pas facile. C’est une certaine solitude. ..
Tout vient de l’obscurité…. C’est un parcours d’aveugle C’est l’obscurité, tu y es plongé, et petit à petit tu te rapproches de l’étoile. L’important c’est le trajet que tu accomplis… J’ai dit “ étoile ” pour dire “ beau ”, le beau, voilà ce que je veux.
Aujourd’hui, la grande difficulté, c’est de bazarder tout ça pour se retrouver nu, dans un état d’innocence. 

B.N Pourquoi les tasses ?

J.V
C’est une forme banale qui est arrivée là dans le silence de l’atelier de Normandie, et comme j’aime boire le café turc dans cette tasse blanche avec son liseré doré et sa sous-tasse de porcelaine rose pâle, dépareillée.
Un jour de lassitude, j’ai dessiné cette tasse, cette forme de rien anodine, devenue une chose sophistiquée – un petit paradis – un luxe..

B.N – Le Rose c’est quoi ?

J.V Le Rose c’est du carmin et du lait.
Un état d’innocence. Rosebud.
Rose -Eros. Le doigt de l’aube.
Volupté. Caresse-Love. Artifice.
Décor. La fête. Le rien. L’éphémère.
Le papier crépon. Un moment inventé.
Les paillettes. L’anti-naturel.
Le rose sur les lèvres.
L’éxubérance.L’outrance. Le bancal.
L’irréel. « L’immense opulence inquiéstonnable ». A.Rimbaud
Et patati et patata.
« L’étoile a pleuré rose. » A.Rimbaud

B.N Et pourquoi Chardin ?

 J.V J’ai choisi Chardin (peintre français typique). À l’époque je peignais des natures mortes, des intérieurs, des décors, inspirés de Matisse et de la peinture Pop américaine. Ce tableau est parti de cette toile de Chardin Gobelet d’argent et fruits que j’ai représentée de façon monochrome, fragmentée. C’est un détail du tableau de Chardin que j’ai peint en monochrome bleu de façon très classique, en matière, en modelé.
Donc, la partie marquante de ce tableau, je l’ai agrandie sur les 2/3 de la toile, de façon très schématique, très vive, très colorée. Sur ce fond bleu électrique assez froid et sur le tiers restant de chaque côté de la toile, j’ai fait intervenir un dallage mauve, coupé, fractionné, à gauche et à droite.
Les lavabos coupés de chaque côté étaient peints de façon impressionniste irréelle en “ herbe ”, en matière “ fourrage – Lavabos –Paysage ”.
En fait cette espèce d’acrobatie plastique est une référence au Pop-Art, tout en gardant un pied dans une peinture sensible, émotionnelle. C’était une espèce de grand écart entre une attirance vers la peinture contemporaine de l’époque, -le Pop- et la peinture sensible.
1980 C’est le grand tournant…. Etre libre. L’aspect plastique me paraît capital. J’ai toujours recherché ça, mais le plus souvent l’idée prenait le dessus : les visages, sexes, en définitive, la grande rencontre, ça a été pour moi les derniers tableaux de Monet, les grandes glycines, les nymphéas, et puis les papiers collés de Matisse qui sont purement plastiques, sans oublier Miro, et Tapiés très importants.
Alors je n’ai plus craint d’abandonner l’idée. Aujourd’hui je me rends compte que l’idée vient de la peinture au lieu de la créer.
La place de la plastique, la couleur, la forme non-forme. Comment appeler ça ? Artaud parlait de la peinture peinte… Voilà, c’est ce que je recherche maintenant.
Oui, ne plus avoir peur du beau. Je me méfie du beau qui est répertorié, bref de celui qu’on me propose. Celui qui m’importe, c’est le mien, celui, qui vient de mon obscurité.