Textes 2000 – 2015

Le rose Vimard Alain Vircondelet Février 2015

Les vastes et lyriques compositions de Jacques Vimard qu’assiège avec bonheur le rose, sa couleur préférée, sont à lire et à voir comme des traversées auxquelles le peintre s’est livré pour atteindre d’autres rivages. Une traversée, oui, dans le sens où sa peinture tente le sauvetage de la peinture, rassemblant le mystère des palettes, le chant des traces laissées aux hommes et provoquant l’immersion du regard dans les couleurs à laquelle elle oblige. La pirogue, longue comme celle des Égyptiens qui accompagnaient jadis leurs morts en leur éternelle demeure, a fui le Chaos et pénétré en terres neuves où règne cette profusion du rose et des bleus.

Un héros de Julien Gracq déclarait après la fureur d’un orage que la terre lui était apparue « belle comme après le déluge », et le même de souhaiter un cataclysme qui « marquerait une fin : celle de l’impur, suivie d’un nouveau début ». Ainsi peuvent se comprendre les « pierres précieuses », signes d’un avènement, dont Rimbaud constelle, après les déluges, l’arc-en-ciel, « sceau de Dieu ».

La pirogue, semblable encore à l’arche-refuge de Noé, a donc emporté avec elle autant de « pierres précieuses », l’or des peintres, les signes de la peinture éternelle, la grâce des heures paisibles. De ce voyage, ceux qui admirent depuis longtemps l’œuvre de Jacques Vimard en avaient déjà repéré la constance, celle à vouloir regagner les terres mythiques et originelles, à se défaire des injures et des défaites dont la peinture fut accablée, pour retrouver après Babel, ce que Pierre-Jean Jouve appelait « le continent de terre et de rayon ».
Car c’est bien de ce passage que parle sa peinture, de sa farouche détermination à ne pas se soumettre à la tyrannie des concepts, à l’extinction des couleurs pour préférer au contraire la profuse matière de leurs intensités et le désir d’atteindre, selon les mots de Baudelaire, « du nouveau ». Pour y accéder, rien de plus juste que l’éternelle pirogue, à la fois fente et flèche, ou s’accueillent les biens de la peinture retrouvée. Une arche donc comme un sein, de mère ou d’amante, auquel la tendresse et la chair du rose apportent protection et rassurement.
On pense alors à Proust qui, dans la dédicace des Plaisirs et des Jours, déclare que Noé ne « put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur la terre ». Il en va de même pour le peintre : il fait nuit en effet sur la terre et la peinture de Jacques Vimard a l’art de dénoncer cette nuit par l’éclat de ses propres armes, les couleurs.

Du fond de son atelier au cœur du bocage normand, dans la touffeur des prés et des vergers environnants, sa peinture est emportée d’un élan rédempteur. Elle se soulève et trace un chemin de lumière et d’étoiles ; ce qu’elle transporte a le poids du passé et du présent, et les traces se sont faites humbles et légères pour y trouver place, tirées par la farouche sagesse de son légendaire escargot, soudain animé d’une irrésistible alacrité…

Jacques Vimard, qui pourrait bien être aussi le facétieux escargot, tout ébloui des envolées de papillons, avance ainsi, vaillant (n’est-ce pas l’étymologie de son patronyme ?), dans l’épaisseur colorée des rives désirées, où la peinture a reconnu son lieu, hybridité des formes, accords des notes, farandoles des pétales et frémissantes rencontres des chairs et des corps ralliés à la même joie. L’escargot ailé guide l’arche, la nef colorée est joyeuse, les petits pichets de Chardin sont à l’abri dans leur ouate rose, on sent une incroyable effervescence, une folle impatience à rejoindre les voies intouchées et pour une fois l’exil est heureux, puisque le peintre y a réuni ceux qu’il aimait, pêle- mêle, Chardin, les impressionnistes en leurs jardins, Watteau et Boucher, Redon, Staël aussi mais enfin heureux, et Chagall loin des sombres ghettos, Turner, sidéré par l’étincellement de ses aubes. À la manière de Proust et de ce qu’il racontait de ces petits papiers chinois qui, une fois déposés dans de l’eau, s’ouvrent et forment des mondes, la peinture de Jacques Vimard s’ouvre et se déploie. Son arche fend la mer dont les vagues ressemblent à des myriades de pétales qui, eux-mêmes, pourraient composer un buisson d’hortensias, renvoyer ainsi à Monet tandis que les ailes de l’escargot comme une voile s’enflent à la manière des dominos de satin de Watteau se perdant dans les parcs, et tout ce ballet de correspondances accélère la marche. La tribu joyeuse où Jacques Vimard entraîne la peinture a déchiré le crêpe noir des deuils dans lesquels on l’a drapée. C’est comme si la peinture avait retrouvé le souffle qui s’était tari sous le poids des idées et des concepts. Comme si le peintre n’en était pas resté aux noirs de Soulages, mais qu’en les franchissant, il avait sauvé les couleurs de leur anéantissement, leur avait rendu la place de l’humanité dans le cosmos. La peinture revient alors à ce qu’elle fut au temps de son invention : raconter une histoire, rendre la vie, sentir et toucher la matière, consoler et célébrer, jouir et chanter, et aussi danser. Car ce qui vient aussitôt à l’esprit quand on regarde la peinture de Jacques Vimard, c’est une impression d’allégresse et la vision d’une danse. La route est vive, bordée d’éclats de papillons qui frétillent dans l’aube rose qui se lève. Le rose de Vimard, si audacieux en peinture et si peu utilisé, est lumière d’aube et promesse de paix. Vélasquez, Watteau ou Balthus l’ont utilisé déjà aux mêmes fins. C’est que le rose, auquel s’affrontent les nuances de bleu, a ici charge de vie. Il est résistance et défi. Il occupe l’espace, ses chairs denses fusionnent entre elles, comme un signe d’espérance, et sa présence devient apparition. La matière retrouvée devient le lien qui unit toutes choses, dans l’entremêlement des formes, dans une hybridité retrouvée. C’est en ce sens que la peinture de Jacques Vimard est fondamentalement de genèse. Elle rejoint, renoue et rassemble. Célébrant sa joyeuse conquête.

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Effusion et célébration de la peinture – Alain Vircondelet 2011

« Avec la hâte patiente et malicieuse de l’escargot, Jacques Vimard poursuit son œuvre. Sa peinture arpente le monde qu’il visite et réinterprète à sa manière qui est jubilatoire, souvent cocasse, toujours enchantée.
Assauts de couleurs qui le traversent dans une fantaisie où s’effacent des lieux, s’ouvrent d’autres portes, se laissent apercevoir des paysages anciens.
La naïveté de Jacques Vimard rejoint, je ne sais pourquoi, la grâce de Watteau.
Le peintre des fêtes galantes sait aussi que son monde en appelle d’autres : au-delà des couples en dominos de taffetas rose, apparaissent des jardins et des péristyles, des silhouettes s’effacent et font passage à d’autres lieux, à d’autres climats. Vimard aussi est le peintre des apparitions et des enchantements.
Ses toiles sont aussi des lieux de fêtes où s’ébauchent des rencontres aléatoires et furtives, des formes informelles qui jaillissent et s’épuisent pour mieux ressurgir…

On y croise les ciels de Boudin et ses plages peuplées d’élégantes, tandis que l’escargot rieur qui pourrait bien être le peintre lui-même, est soudain frappé d’une grâce nouvelle : doté d’une alacrité d’ange, il virevolte sur la toile, laisse des traces comme des cerceaux et des arabesques, entraîne celui qui regarde vers son monde intérieur.
La couleur rose dominante de la palette de Jacques Vimard renforce cette impression de liberté et de gaieté.
Elle fait vibrer la toile, lui donne une vivacité loin des clichés auxquels on a souvent attaché cette couleur.
Sur sa matière rose, « la fée Électricité » s’est penchée et l’a dotée de la force de son éclat.

Le rose de Vimard, toujours présent dans ses toiles, a quelque chose de la naissance et de l’élan vital. Rose de l’éclair et rose de la foudre.
C’est un rose ardent, qui pétille, tout entier tendu dans son ardeur de rose. On revient à cette idée de naïveté qui signifie originellement « près de la naissance ».
En ce sens, Vimard est un peintre d’aube et de naissance, un peintre des genèses. Il rapporte de son imaginaire des terres dont il a retenu le plus beau, le plus jeune, le plus ardent, le plus sensuel aussi car sa peinture, infiniment porteuse de sens, parle justement à tous les sens.

Ce qui frappe aussitôt dans cette peinture, c’est l’extrême disponibilité de Vimard, sa volubile capacité à s’emparer de tous les règnes, animal, végétal, humain, à visiter ses grands aînés avec affection et à les associer dans sa palette. Il entre dans l’œuvre de Boudin comme il était entré dans celle de Monet : sans impudence ni violence, sans effraction ni brutalité. Il s’invite sur les plages de la côte normande avec les belles élégantes du siècle dernier, y fait une halte heureuse et puis s’éclipse. Il a compris que la peinture est filiation, qu’elle ne peut être radicale rupture, mais lien, trace et chemins de traverse à retraverser.
La mise en forme de ses toiles est à la fois d’une hardiesse inouïe et d’une sérénité tranquille.

Sa peinture émerveille et apaise, mais elle vivifie aussi, elle dérange sans inquiéter, et tout ce qu’elle semble défaire s’arrange et s’organise dans une harmonie de grâce et de fantaisie souriantes. Elle apaise tout en suscitant la créativité. Vimard possède cette élégance et cette fluidité mozartiennes : on le verrait bien s’intéresser aux décors de la Flûte enchantée. Car Jacques Vimard aime, comme Mozart, le sourire et les sortilèges.
Son bestiaire est enchanté, ses lignes et ses signes ont ceci de particulier qu’ils nous sont en apparence inconnus et nous croyons cependant les connaître ou plutôt les re-connaître, comme s’il nous parlait d’un monde ancien retrouvé où tout a gardé encore cette liberté et cette profusion, cette joie et ce désir de la vie.
Sur ce chemin de vérité qu’arpente, de sa marche lyrique et souveraine, Jacques Vimard, il y a une lenteur qui se hâte et une hâte qui se maîtrise pour goûter aux fruits de cette vie célébrée et qui tente d’en saisir les furtifs bonheurs. »